Pierre Alfonsi, Rémy Barbeault et Antoine Dumont, membres de l'Association des Conseils en Innovation, vous présentent les enjeux et les apports de la valeur économique de l'innovation.
Les politiques publiques de soutien à l’innovation sont toutes basées sur un principe simple : l’innovation crée de la richesse, de la croissance, de l’emploi. En un mot, innover revient à créer de la valeur.
Remis au goût du jour en 2017, la théorie de Joseph Schumpeter faisait, dès 1939, de l’innovation dans les entreprises le moteur de la croissance économique. L’économiste autrichien allait même plus loin en faisant de l’entrepreneur “innovant” l’acteur, le rouage central de cette belle mécanique. Force est de reconnaître qu’au niveau macro-économique, cette vision n’est quasiment pas contestée. Tous les pays de l’OCDE se sont dotés de dispositifs d’aide à l’innovation pour les entreprises. L’Europe en a même fait un de ses piliers. Une belle unanimité.
En quoi l’innovation est-elle créatrice de richesse, pour qui ? Comment apprécier collectivement la valeur économique de l’innovation ? Comment ce concept de valeur économique est-il décliné au niveau des stratégies d’entreprise ?
Innovation créatrice de richesse
L’innovation dans les entreprises et les administrations est source de création de richesse. Il est intéressant d’en comprendre le mécanisme.
L‘innovation est une action de création de de quelque chose (produit, procédé, service…) qui n’existait pas auparavant et qui peut être monétisée sur un marché ou dont la valeur peut être évaluée (cas d’une administration ou d’un service public).
C'est une définition qui est très proche de celle de Valeur Ajoutée utilisée dans la comptabilité nationale pour le calcul du PIB.
Schumpeter nous rappelle que ce processus est “une tempête de destruction créatrice”. La création s’accompagne de destruction, le solde étant a priori positif.
Les exemples de ce mécanisme sont légions. Un cas particulièrement spectaculaire est l’introduction du train électrique qui s’est traduit par la disparition pure et simple des fabricants de locomotives à vapeur. Le train électrique étant plus performant et plus confortable, les compagnies ferroviaires et les utilisateurs ont accepté de payer plus cher pour s’équiper et pour voyager. Il y a bien création de valeur nette malgré l’important investissement en infrastructure préalable à son déploiement.
La création de valeur peut également se faire “par le bas”, grâce à l’amélioration du procédé de fabrication notamment. Le produit est vendu moins cher sur le marché mais comme il a coûté encore moins à fabriquer, il y a bien création de valeur économique. Dans le cas des écrans plats de nos téléviseurs, la baisse des prix suit généralement de peu une élévation des performances, alimentant une boucle vertueuse.
La création de valeur peut venir d’un nouveau service qui n’existait pas ou d’un business model plus astucieux qui en facilite l'accès par une baisse du prix. Le bénéfice pour les citoyens que nous sommes semble assez évident.
La valeur économique collective de l’innovation
Pour qu’une idée devienne une innovation, il faut que les gens l’achètent. Et ils ne l’achètent que s’ils en tirent une satisfaction ou qu’un problème récurrent est résolu : performance, facilité d'utilisation, fierté, gain de temps ou d’argent et même guérison…
Il importe également de considérer l’aspect “volume” de la question : une innovation créatrice de valeur devra résoudre les problèmes rencontrés par un nombre significatif d’utilisateurs, bref, un apport de valeur d’usage et/ou d’estime sur un marché.
Nous pouvons également avancer qu’une innovation créatrice de valeur économique pour le citoyen ne peut aller à l’encontre de l’intérêt collectif. Préserver l’environnement, vivre en meilleure santé et en sécurité, se déplacer plus facilement… Autant d’aspirations collectives que l’innovation doit contribuer à satisfaire. D'ailleurs, certaines innovations n'apportent de la valeur que si elles sont collectivement adoptées. C’est par exemple le cas de la valorisation de déchets ou des plateforme collaborative comme Leboncoin. Le volume d’utilisateurs satisfaits est proportionnellement lié à la création de valeur. Si l’amélioration des performances énergétiques d’une machine est de nature à satisfaire son utilisateur, la sommes des économies d'énergie réalisées par les X utilisateurs est un réel bénéfice sociétal. Ce dernier sera un facteur encourageant de l’achat, au-delà de la préoccupation individuelle.
En la matière, l’innovation technologique ne doit pas être reléguée au second plan. En effet, s’il est nécessaire d’accorder autant d’importance aux innovations de services ou de business model qu’à la technologie, il faut bien reconnaître que la technologie est très souvent le socle de l’innovation.
La valeur économique de l’innovation pour les entreprises
Évoquer la notion de création de valeur dans le langage du management est extrêmement courant, plus rares sont les définitions précises de ce concept.
Nous parlons ici de la création de richesse : comment l’entreprise devient-elle plus profitable et surtout, comment le fait-elle de manière pérenne ?
Nous croyons que cette création se fait avant tout par l’innovation. Le mécanisme de création de valeur par l’innovation s’opère en deux temps (“The 12 different ways for companies to innovate”, MIT Sloan Management Review, 2006) : d’abord création de valeur pour le client (usage, estime) puis “recapture” de cette valeur sous forme de profit. Ce n’est donc pas tant la “chose” nouvelle qui importe que la façon dont elle peut être valorisée.
Un des exemples les plus spectaculaires et aussi les plus “esthétiques” au regard de sa simplicité est celui de “Pom Pote”. En introduisant un packaging novateur sous forme de gourde, Materne fera passer le “dessert de la cantine” à la maison et au goûter et va accroître sa production de 50% en un an sans entamer les ventes en conditionnement traditionnel (l’Usine Nouvelle, Quand l’emballage fait la différence, Novembre 2000). Une création nette de valeur.
L’innovation est-elle la panacée de la création de valeur économique ? Ne serait-il pas plus rentable économiquement de laisser les pionniers prendre les risques et essuyer les plâtres, voire, de ne pas changer pour continuer à faire ce que l’on sait bien faire ?
Il s’agit là d’une des pires illusions du management : le suiveur est d’abord plus rentable que l’innovateur, le temps que ce dernier amortisse son investissement. Mais à terme, quand les règles du secteur ont été bousculées par le ou les innovateurs, une des solutions souvent privilégiées est la fusion des moyens pour réaliser des économies d'échelle… Ce qui correspond à une destruction nette de valeur ! C’est ce qui s’est produit dans le transport aérien, après l’arrivée des compagnies “low cost”. Leur concept est une véritable innovation de business model qui consiste notamment à opérer des avions neufs loués et identiques. Ainsi, pas de capex ni de coût de maintenance. Les opérateurs traditionnels n’ont eu d’autre issue que de fusionner entre eux ou disparaître.[1]
Cela ne signifie pas qu’il suffit d’avoir une idée novatrice pour gagner. Encore faut-il avoir la bonne idée au bon moment. Les exemples d'échecs retentissants pour cause de mauvais timing conduisant les entreprises aux pires difficultés ne manquent pas, surtout dans les secteurs où les investissements en R&D et industrialisation sont très lourds (automobile, aéronautique...). Ainsi Citroën, pourtant visionnaire concepteur des “tractions”, 2CV et autres DS, payera cher l’adoption du moteur à piston rotatif (moins de 1000 exemplaires vendus). Une innovation de rupture qui n’était pas au centre des préoccupations des consommateurs. Le moteur rotatif avait pour principal bénéfice d’améliorer le confort (en diminuant les vibrations) mais les premiers modèles développés étaient gourmands… Suffisamment gourmands pour que le premier choc pétrolier signe l’arrêt de mort des travaux en cours.
Mesurer la valeur économique de l’innovation revient à mesurer la valeur du résultat de l’innovation en tant que démarche. Comme évoqué plus haut, une méthode consisterait à évaluer la valeur pour l’utilisateur. Toutefois, s’il est possible de lister les problèmes résolus ou les “pain points” soulagés, en mesurer la valeur économique présente des difficultés méthodologiques considérables. Ainsi, il est possible de mesurer le temps gagné par les voyageurs depuis l’entrée en service du TGV Lyon-Paris. Mesurer la valeur de ce gain de temps commence à devenir complexe (les économistes peuvent toutefois le faire). Mais mesurer la valeur économique de la réduction automatique du bruit sur les écouteurs que vous reliez à votre smartphone est strictement impossible. Dès lors, il faut en venir à la valeur “re-captée” par l’entreprise sous forme d’un profit marginal.
In fine, la valeur économique de l’innovation est donc une mesure financière. Elle peut être calculée ex post ou ex ante par l’actualisation d’une somme de flux financiers constatés ou anticipés. C’est par exemple ce qui sera pratiqué pour estimer la valeur d’un brevet.
Enfin, la valeur économique créée par l’innovation peut être mesurée par l’accroissement de la valeur nette des actifs immatériels, comme les marques, les brevets, etc.
Comme nous l’avons vu plus haut, créer de la valeur économique commence par créer de la valeur (d’usage ou d’estime) pour les clients puis transformer cette valeur en profit et/ou en actifs pour l’entreprise. Il convient donc de prêter attention à deux aspects : la création d’une part, et sa valorisation d’autre part.
Notre propos n’est pas d’expliquer comment innover mais comment maximiser la création de valeur. Rappelons quelques principes fondamentaux. Le premier des principes est de lutter contre la résistance au changement en se dotant d’un processus (avant de se précipiter sur les outils à la mode) et en promouvant la culture appropriée. Le second grand principe est de favoriser l’acquisition de connaissances nouvelles, notamment par des liens diversifiés avec le “reste du monde” (recherche académique, associations, ONG, partenaires technologiques…). Le troisième des grands principes est d’être agile et rapide, en mode startup.
Pour orienter l’innovation vers la création de valeur, il convient de privilégier les idées générant le plus de valeur pour le client, notamment en résolvant un problème non anecdotique. La question centrale est celle de la volonté de payer ("willingness to pay" en anglais) que nous pourrions résumer ainsi : la valeur apportée est-elle assez forte (même si son évaluation par l’acheteur n’est pas rationnelle) pour inciter les futurs clients à payer un prix suffisamment élevé au regard des investissements et du coût probable de fabrication pour la quantité visée ? Il y a un rapport fonctionnel strict entre la valeur créée et celle captée. Ce principe doit présider à l’évaluation de toute idée d’innovation.
Un exemple nous vient ici des années 90, où après enquête auprès de ses clients, un constructeur de poids lourds avait développé un airbag conducteur et l’avait proposé en option. L’importance relative de cet équipement (comparé à l’automobile) et le coût additionnel, non justifiable en retour sur investissement, ont eu raison de l’option : après quelques temps sans aucune vente, elle a été supprimée du catalogue.
Pour finir, la stratégie d’innovation doit être accompagnée d’une stratégie industrielle et marketing adaptée : un prix élevé ne peut pas se concevoir en dehors d’un positionnement haut de gamme.
La valeur économique de l’innovation pour l’entreprise se voit donc (1) dans le résultat qu’elle produit : la création de valeur adoptée et “payée” par l’utilisateur final ; et (2) dans sa capacité à innover, c’est-à-dire dans son organisation qui permet et facilite l’innovation.
Une organisation innovante ne concerne pas que le service recherche & développement, c’est bien toute l’entreprise qui doit incarner ce potentiel d’innovation, chaque activité fonctionnelle ou opérationnelle ayant un rôle clé dans la création de valeur. N’est-ce pas d’ailleurs une condition de réussite ?
Sources :
[1]https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/transport-aerien-en-europe-la-bataille-de-la-taille-critique-806819.html (mars 2020)